Cet article de Bill Miller est paru initialement en décembre 2014 dans le journal MITRIP, Vol. 1, N°3.

La traduction a été réalisée par Danielle Pinsonneault.

En janvier 2014, le centre de recherche sur la personne (Center for Studies of the Person – CSP) organisait un colloque de 4 jours pour célébrer l’anniversaire de naissance de son cofondateur, Carl Rogers (1902-1987). Le Centre, tête de file dans l’application de l’approche centrée sur la personne (ACP), à l’origine développée par Carl Rogers, et son programme La Jolla offre des groupes de développement personnel depuis 1965.

Bien que l’entretien motivationnel (EM) soit profondément ancré dans l’ACP, il s’est développé en marge du courant principal de cette approche. Lors du forum MINT qui a eu lieu à Sheffield en Angleterre en 2012, j’ai eu une discussion intéressante avec Pete Sanders sur l’EM et l’approche centrée sur le client, et il m’a encouragé à nouer des liens avec la communauté ACP aux États-Unis. J’ai donc décidé qu’il était temps et je me suis inscrit à la première conférence annuelle anniversaire de Carl Rogers, avec l’intention d’encourager la création de ponts entre l’EM et l’ACP.

C’était un petit événement, 68 personnes y assistaient, et le déroulement n’était pas traditionnel même du point de vue d’un membre du MINT. Tout s’est déroulé dans un climat détendu comme du temps de «La Jolla». Trois sessions de 4 conférences simultanées se déroulaient en matinée, avec la consigne de limiter les présentations à 10 minutes et d’utiliser les 50 minutes restantes pour échanger (une façon de faire intéressante que nous pourrions intégrer lors des forums du MINT). Les après-midis étaient consacrées à des groupes de rencontres de 4 heures sans animateur. Les mêmes groupes (15 personnes environ) se sont ainsi rencontrés à chacune des 4 journées. Les soirées, quant à elles, furent le lieu de rencontres communautaires plus importantes. Les groupes d’évolution (T-Group) auxquels j’avais participé dans les années 1960 étaient menées par des gourous confrontant, opérant certainement à partir d’un modèle d’expert, qui me transmettaient essentiellement le message qu’étant un INFJ (Introversion, Intuition, Sentiment, Jugement, dans la terminologie jungienne), je n’étais pas le bon type de personne et que je devrais plutôt être un ESFP (Extraversion, Sensation, Sentiment, Perception) . Je n’avais pas suffisamment de connaissance à ce moment-là pour m’affirmer, donc je suis parti avec un dégoût marqué pour les groupes de rencontre. Toutefois, confiant dans l’esprit de l’ACP, j’ai décidé de franchir le pas et de participer pleinement au petit groupe. (Le soir, la plupart du temps la fatigue me gagnant, je quittais avant la fin des grands groupes). J’ai pris plaisir à vivre le processus de groupe, qui semblerait très familier à tout praticien de l’EM. De nombreux participants semblaient avides d’être entendus profondément (après tout, combien de fois est-ce que cela se produit dans la vie quotidienne ?), revenant au CSP pour refaire le plein d’accueil de soi. Ceux et celles dont l’anglais est la seconde (troisième ou quatrième) langue ont souvent éprouvé des difficultés à saisir tout ce qui se disait, une dynamique à laquelle, je pense, nous n’avons pas accordé suffisamment de considération. En tout cas, je suis parti avec un sentiment de reconnaissance plus intense pour mon fidèle groupe d’hommes à Albuquerque, se poursuivant depuis 1980, une communauté d’hommes qui se connaissent et s’écoutent profondément les uns les autres comme des compagnons sur le chemin de la vie.

« À travers quatre décennies, l’ACP était à la tête de l’American Psychological Association, Carl Rogers en a été président en 1947 (…). Le courant dominant de la psychologie a depuis pris une direction très différente (…) »

Au-delà de l’expérience personnelle et des nouvelles connaissances acquises, j’ai quitté la conférence avec une meilleure compréhension de l’état de la communauté ACP. Il y avait certainement de l’inquiétude et de la peine concernant le déclin apparent de l’ACP après l’importance qu’a eue le mouvement humaniste en psychologie, tout en conservant l’espoir d’une résurgence. À travers quatre décennies, l’ACP était à la tête de l’American Psychological Association, Carl Rogers a été président en 1947, Hobart Mowrer en 1954 , Abraham Maslow en 1968, et Leona Tyler en 1973. Dans les années 1970 , des milliers de personnes faisaient la file pour assister aux groupes de rencontre de La Jolla. Le courant dominant de la psychologie a depuis pris une direction très différente, largement dominé par les perspectives déterministes et de plus en plus réductionnistes, et même si la croissance personnelle / spirituelle demeure une quête dans notre société, elle a été éclipsée par des préoccupations plus matérielles. Maintenant, si vous voulez faire fuir un groupe de formation, dites-leur : « dans cet atelier, nous allons travailler sur nous-mêmes ». Pratiquer un traitement « fondé sur des preuves » est devenu le billet d’entrée et la monnaie pour obtenir le financement public des services, et l’ACP est souvent fustigée par manque de preuves scientifiques de son efficacité. Bien que ce soit Carl Rogers qui ait courageusement innové en instaurant des processus de recherche pouvant évaluer les résultats des psychothérapies, à un moment où c’était un anathème, les recherches sur les résultats ont été étonnamment rares au sein de la communauté ACP au cours des dernières décennies.

conference

Historiquement, les programmes de counseling et d’ACP étaient souvent plus axés sur le développement personnel que sur le traitement des affections invalidantes graves telles que la toxicomanie, les troubles anxieux et la dépression. À son mérite, Rogers a exploré l’utilité de son approche dans le traitement de la schizophrénie à l’hôpital public Mendota, avant l’importance accordée aux pharmacothérapies, avec des résultats mitigés (Rogers, 1967). Le site Web du Centre dit que le « CSP n’est pas aussi soucieux de préserver la pureté des enseignements de Rogers que d’offrir un espace où les membres du groupe peuvent explorer par eux-mêmes la richesse et la complexité de ce qu’il est d’être pleinement humain ». Cet accent sur le développement personnel des individus ayant un fonctionnement raisonnablement bon peut être en partie l’arrière-plan d’une perspective de l’ACP où tout ce dont vous avez besoin, c’est de l’amour, avec les trois attitudes de base (l’empathie approfondie, l’authenticité, et la valeur inconditionnelle) qui ne sont pas seulement nécessaires, mais aussi suffisantes. À cette conférence, j’ai rencontré beaucoup plus d’ouverture envers une perspective inclusive « avec », qu’exclusive « rien que », en particulier parmi ceux qui traitent des populations plus gravement atteintes. Il y a eu une présentation / discussion sur le rapprochement entre l’ACP et la thérapie cognitive et comportementale. Le sens dominant des échanges que j’ai saisi était que l’ACP est une manière d’être, un style clinique dans lequel d’autres outils de guérison peuvent être utilisés.

La psychologue Elena Kirillova de Moscou a fait une présentation intéressante sur « l’analyse d’intention » des transcriptions faites par Rogers lui-même de ses propres séances, et ce, de trois époques : l’époque non-directive (Herbert), l’ère centrée sur le client (Gloria), et l’ère ACP (Jan). Un seul cas a été analysé par époque, de sorte que les époques ont été confondues avec des clients individuels, mais l’approche était intéressante. Le dictionnaire de codage inclut 30 « intentions » thérapeutiques différentes et chaque réponse de Rogers a été affectée à une intention sous-jacente. Les codeurs ont fait leurs évaluations indépendamment, mais ils se sont ensuite réunis pour élaborer une classification consensuelle unique pour chaque réponse. Les résultats reflètent, au fil du temps, la domination croissante des conditions de base dans les réponses de Rogers: l’attitude inconditionnelle, l’expression congruente de soi et l’empathie (Kirillova, janvier 2014). Parce que certains éléments de l’esprit de l’EM, tel que la compassion, reflètent principalement les intentions du thérapeute, l’analyse des intentions pourrait être un outil utile dans les analyses de processus. Plusieurs présentations ont mis en évidence les liens entre l’approche phénoménologique de Rogers et la philosophie de Michael Polanyi (Polanyi, 1962, 1966), avec qui Rogers a eu un dialogue qui a fait l’objet d’une publication (Kirschenbaum et Henderson, 1989).

Le terme « ambivalence » apparaît dans les premiers travaux de Rogers (Rogers, 1942), toutefois, dans ses livres suivants il n’apparaît que rarement. À cette réunion, j’ai réalisé que l’ambivalence avait été remplacée par le concept « d’incongruence », avec l’émergence de la thérapie centrée sur le client. L’incongruence est généralement comprise comme un conflit entre l’idéal de soi qui est imposé par l’environnement social et le soi réel ou authentique. L’actualisation du soi dans les écrits de Rogers implique d’être authentiquement soi-même plutôt que d’essayer de réaliser les idéaux des autres. À cet égard, il y aurait un « côté » de l’ incongruence qui serait favorisé : selon ce qui représente le vrai soi, souvent la composante des sentiments. L’une des intentions du thérapeute dans le système de codage des intentions de Kirillova est « d’attirer l’attention sur l’incongruence » qui consiste à « concentrer l’attention du thérapeute sur le comportement du client qui ne correspond pas à son / ses sentiments ». Elle a offert dans sa présentation deux exemples tirés des séances de Rogers (Kirillova, 2014) :

  • « Il y a un sentiment que vous avez, une certaine tendance à vous accrocher à cela, même si vous ne l’aimez pas » (Rogers, 1942, p. 277)
  • « Je veux dire que vous pouvez attirer la plupart des femmes; vous pouvez les intéresser à vous, mais votre intérêt pour elles est nettement assez limité » (Rogers, 1942, pp. 326-327).

En entretien motivationnel, l’ambivalence est un terme de valence plus neutre. La personne simultanément veut et ne veut pas quelque chose. En décrivant les doubles reflets, nous avons mis l’accent sur la conjonction « et » au milieu, entre les éléments apparemment discordants, soulignant la qualité double de l’ambivalence, alors que les clients sont plus susceptibles d’expérimenter une qualité « oui, mais », liant les deux aspects. Les exemples de Rogers comportent des variations de « mais » dans le milieu, avec l’intention apparente de mettre en évidence une incohérence. Là est une petite, mais intéressante différence. De mon point de vue, l’ambivalence fait partie de la nature humaine, elle n’est pas pathologique ou même problématique. L’ambivalence est un processus normal sur la route du changement, le stade de la contemplation dans le modèle transthéorique (Prochaska et al. , 1994). L’entretien motivationnel consiste à favoriser la résolution de cette ambivalence dans le sens d’un changement positif, comme Rogers espérait aider à la résoudre dans le sens de l’authenticité.

« L’EM est une progéniture largement reconnue de l’ACP, tout comme le focusing d’Eugene Gendlin et la formation à l’efficacité de Thomas Gordon »

Cela nous amène à ma propre présentation sur l’EM lors de la conférence (Miller, janvier 2014). Je suis intervenu le dernier jour, avec l’avantage d’avoir saisi le contexte des présentations précédentes. Il y a beaucoup de points communs, et je pense en effet que l’EM est une évolution de l’ACP. Les trois conditions essentielles qui forment le noyau de l’ACP sont toutes contenues dans l’esprit de l’EM et le processus d’engagement qui est en soi une base pour tout le reste (Miller & Rollnick, 2013). Mais qu’en est-il des processus de focalisation, d’évocation, et de planification, qui sont tous consciemment, voire stratégiquement directionnels ? L’EM est également très brève par rapport aux perspectives à long terme du counseling et du développement personnel de l’ACP. Le Programme de La Jolla a offert des rencontres de groupes intensives en journée et en soirée d’une durée variant entre 4 et 28 jours. La psychothérapie centrée sur le client, individuelle ou de groupe, peut se prolonger des mois, voire des années, alors que l’EM est souvent utilisé en 1 à 4 séances, parfois dans les rencontres brèves et animées de soins primaires, de travail social, de dentisterie, et de probation. Nous devons reconnaître que l’EM et l’ACP se différencient sur certains points importants.

Mon impression est que, dans leurs différences reconnues, la réponse des participants de la conférence à l’EM a été très positive, voire enthousiaste. L’EM est une progéniture largement reconnue de l’ACP, tout comme le focusing d’Eugene Gendlin (Gendlin, 1981) et la formation à l’efficacité de Thomas Gordon (Gordon , 1970), toutes deux également développées en une relative indépendance du courant de l’ACP. Un aspect de l’EM qui a été bien accueilli est sa vaste base de recherche, ce qui permet aux approches centrées sur la personne d’être de retour dans le courant de la psychologie traditionnelle et des traitements fondés sur des preuves. Les conférenciers ont reconnu que les praticiens de l’ACP ont souvent des objectifs thérapeutiques à l’esprit, en particulier ceux apportés par les clients ou faisant obstacles à leur développement personnel.

On ne sait pas où les ponts entre l’EM et l’ACP peuvent conduire. Peut-être, y aura-t-il plus de participations croisées aux formations ainsi qu’aux conférences. Des chapitres sur l’EM ont commencé à trouver leur chemin dans des livres sur l’ACP (Wagner , 2013), ainsi que des articles sur leur interface (Csillik , 2013). Des textes sur les psychothérapies intègrent l’EM aux thérapies centrées sur la personne (Prochaska & Norcross, 2013). Tous deux, l’ACP et l’EM, trouvent des applications dans l’éducation, le leadership et la gestion, les soins de santé, la réadaptation et le coaching de vie. Au-delà de leurs points communs, l’EM et l’ACP ont, à certains égards, des perspectives complémentaires avec des forces, une expérience et des traditions différentes. Il sera fascinant de voir ce qui évolue à partir d’ici.

Entretien motivationnel Approche centrée sur la personne
Focalisation Accent mis sur la facilitation du changement en ce qui concerne un objectif ou un problème particulier Perspective plus large mise sur la facilitation du bien-être général et de la croissance personnelle
Mode de délivrance Le plus souvent utilisé dans un contexte de rencontre individuelle dans des services de traitement, bien que la prestation de groupe soit bien inscrite (Wagner & Ingersoll , 2013) Le plus souvent utilisé en format de groupe dans un contexte de développement personnel, mais également offert en counseling individuel
Durée Typiquement bref, bien que l’esprit et le style peuvent être une base pour un traitement supplémentaire En règle générale, s’étend de façon intensive sur plusieurs jours ou séances, et ce sur plusieurs semaines ou mois
Direction Consciemment et stratégiquement orientée vers un ou des objectifs de changement identifiés Historiquement non-directive bien qu’il puisse y avoir des objectifs explicites ou implicites
Clientèle cible Souvent utilisé dans le traitement de problèmes ou troubles identifiés Souvent utilisé pour le développement personnel avec des personnes qui ont un bon fonctionnement
Contradictions Cherche à résoudre l’ambivalence dans le sens de l’objectif de changement Cherche à résoudre les incongruences pour favoriser le soi authentique
Fondé sur les preuves Axe de recherche fort; de nombreuses recherches randomisées depuis 1990 Tradition de recherche sur la psychothérapie; relativement peu d’études sur les résultats depuis 1990
Éclectisme Souvent combiné à d’autres formes de traitement Souvent offert en tant que traitement unique
Théorie Aucune théorie globale du bien-être, de la personnalité ou de la psychothérapie ; théorie spécifique aux processus de l’EM L’ACP est enracinée dans la théorie générale de Rogers du bien-être, de la personnalité et de la psychothérapie
 Linguistique Un accent particulier est mis sur les formes spécifiques du discours du client (comme le discours-changement, le discours-maintien et la dissonance) Attention bienveillante et réponse empathique au discours du client

Références

  • Csillik, A. S. (2013). Understanding motivational interviewing effectiveness: Contributions from Rogers’ client-centered approach. The Humanistic Psychologist, 41, 350-363.
  • Gendlin, E. T. (1981). Focusing (Rev. ed.). New York: Bantam Books.
  • Gordon, T. (1970). Parent effectiveness training. New York: Wyden.
  • Kirillova, E. (2014, January). Intent-analysis applied to the « assisting » intentions of Carl Rogers. Paper presented at the Carl Rogers Birthday Conference, San Diego, CA.
  • Kirschenbaum, H., & Henderson, V. L. (Eds.). (1989). Carl Rogers: Dialogues. Boston: Houghton-Mifflin.
  • Miller, W. R. (2014, January). Motivational interviewing: An evolution of the person centered approach. Paper presented at the Carl Rogers Birthday Conference, San Diego, CA.
  • Miller, W. R., & Rollnick, S. (2013). Motivational interviewing: Helping people change (3rd ed.). New York: Guilford Press.
  • Polanyi, M. (1962). Personal knowledge: Towards a post-critical philosophy. Chicago, IL: University of Chicago Press.
  • Polanyi, M. (1966). The tacit dimension. Chicago: University of Chicago Press.
  • Prochaska, J. O., & Norcross, J. C. (2013). Systems of psychotherapy: A transtheoretical analysis (8th ed.). Stamford, CT: Cenage Learning.
  • Prochaska, J. O., Velicer, W. F., Rossi, J. S., Goldstein, M. G., Marcus, B. H., Rakowski, W., . . . Rossi, S. R. (1994). Stages of change and decisional balance for 12 problem behaviors. Health Psychology, 13(1), 39-46.
  • Rogers, C., R. (1942). Counseling and psychotherapy. Boston, MA: Houghton Mifflin.
  • Rogers, C., R. (1967). The therapeutic relationship and its impact: A study of psychotherapy with schizophrenics. Madison, WI: University of Wisconsin Press.
  • Wagner, C. C. (2013). Motivational interviewing and client-centered therapy. In J. H. D. Cornelius-White, R. Motschnig-Pitrik & M. Lux (Eds.), Interdisciplinary applications of the person-centered approach (pp. 44-47). New York: Springer.
  • Wagner, C. C., & Ingersoll, K. S. (2013). Motivational interviewing in groups. New York: Guilford Press.