Cela fait longtemps que j’y pense, mais il faut ce jour de Noël 2013 pour que je trouve le temps de mettre en forme ce nouveau chapitre des « précurseurs de l’EM ». Les hasards de l’existence m’ont en effet donné à avoir des amis résidant en Finlande, et j’ai grâce à eux découvert voici plus de vingt ans le Kalevala. Qu’est-ce encore que cela, me direz-vous ? Eh bien, c’est un grand poème épique de 50 chants et 22 800 vers, composé au XIXe siècle par le chantre de la poésie populaire finlandaise, et père de la conscience littéraire de ce pays, Elias Lönnrot. Il a cousu ensemble pour former cette œuvre des dizaines de récits recueillis auprès des bardes qui étaient encore très actifs de son temps. Ce travail lui vaut, à juste titre, le surnom d’Homère finnois. Le résumé de l’œuvre peut être trouvé par exemple sur Wikipédia.

Quel rapport avec l’EM ? Voici ce que dit la préface de la traduction française, de Jean-Louis Perret (1931), telle qu’on la lit encore dans l’édition récente (chez Stock, Paris, 1978) : « Le trait le plus curieux de cette poésie est le parallélisme : chaque pensée doit être répétée en termes différents dans deux ou plusieurs vers qui se suivent. L’emploi de ce procédé poétique propre à tous les peuples primitifs est constant, mais pas toujours très strict, dans le Kalevala. Il a contribué à donner à la poésie populaire finnoise son caractère imprécis, vague, qui frappe si vivement le lecteur étranger ». Le mieux pour que vous puissiez en juger est de vous donner deux courts extraits, que j’ai choisis parce qu’on y donne des conseils, d’abord à la fiancée, puis à son futur :

Akseli Gallen-Kallela, Marjatta u.Christuskind

Akseli Gallen-Kallela, Marjatta u.Christuskind

Chant XXIII
« Il faut guider la fiancée,
Donner des conseils à la vierge ;
Qui guidera la fiancée,
Qui lui donnera des conseils ?
Osmotar, la robuste femme,
Kalevatar, la belle vierge,
Entreprit de la conseiller,
D’enseigner à cette orpheline
Comment agir avec sagesse,
Que faire pour être en faveur,
Avec sagesse chez l’époux,
En faveur chez ses beaux-parents.
Elle prononça ces paroles,
S’exprima de cette façon :
« O fiancée, ma jeune sœur,
Mignonne petite corolle,
Ecoute comme je te parle,
Prête l’oreille à mes paroles !
« Petite fleur, tu pars au loin,
Fraise des bois, tu disparais,
Nœud de tapis, tu te retires,
Beau velours, tu vas t’en aller
Loin de cet illustre logis,
Loin de cette superbe ferme,
Pour gagner une autre maison,
Dans une famille étrangère ;
Tout est bien différent ailleurs,
Tout est autre chez l’étranger :
Il faut marcher avec prudence,
Agir avec réflexion ;
Tu ne pourras comme autrefois
Dans le verger de ta maman,
Chanter à travers les vallons,
Fredonner le long des sentiers.
« Quand tu quitteras cette ferme,
Emporte avec toi tes trésors,
Laisse ces trois choses ici :
Les songes à l’aube du jour,
Les mots bienveillants de ta mère,
Les dons de beurre baratté !
« Pense à prendre tous tes effets,
Oublie ton sachet de sommeil
Pour les fillettes du logis
Dans le coin de la cheminée :
Laisse les chants au bout du banc,
Les gais refrains sur la fenêtre,
Les espiègleries au balai,
La turbulence au bord des draps,
Les méchancetés près de l’âtre
Ta paresse sur le plancher,
Ou remets-les à ta compagne,
Aux bras de ta fille d’honneur
Qui les jettera dans la brousse,
Les cachera dans la bruyère. »

[Suivent une description de plus de 400 vers (on a le temps, comme chacun sait les soirées d’hiver sont longues sous le cercle polaire) à propos des tâches qui attendent la jeune épousée dès qu’elle aura franchi le seuil de la maison de son promis et de ses beaux-parents, description qui pourrait faire dire « Passé ce seuil quittez toute espérance », puis , sur encore 450 vers, le récit d’une vieille femme qui confirme par son exemple qu’il est possible de se faire berner au moment d’accepter le mariage, l’aisance alléguée de la belle-famille n’étant pas toujours au rendez-vous, et le contrat ne prévoyant pas de clause « satisfaite ou remboursée ». Puis vient le chant XXIV :]

« La jeune fille est renseignée,
La fiancée connaît sa tâche ;
Je vais donc parler à mon frère,
Je m’adresse au jeune mari :
« Fiancé mon excellent frère,
Encore meilleur qu’un vrai frère,
Mieux aimé qu’un fils de ma mère,
Plus doux qu’un enfant de mon père,
Prête l’oreille à mes paroles,
Sur cette petite linotte,
Sur l’oisillon que tu reçois.
« Sois reconnaissant à ta chance,
D’avoir trouvé si bon butin ;
Exprime bien ta gratitude
D’avoir rencontré le bonheur :
Ton créateur l’avait promis,
Le Tout-Puissant te l’a donné
[et suivent quelques conseils dont le cœur est ceci (vers 147 sqq) :]
« Garde-toi de traiter la belle,
Cette gracieuse mésange,
Comme une esclave auprès de toi,
Comme une servante gagée !
Permets-lui d’aller à la cave,
Ne lui défends pas le grenier !
Jamais naguère chez son père,
Dans la demeure de sa mère,
On ne la tint pour une esclave,
Comme une servante gagée,
Ni ne lui défendit la cave,
Ni de visiter le grenier…
[… vers 187 sqq]
« Garde-toi, pauvre fiancé,
De maltraiter la jeune fille,
De la dresser à coups de fouet,
Avec la cravache de cuir !
Ne la fais crier sous les verges,
Gémir dans le coin du hangar !
Jamais encor la jeune fille,
Dans la demeure de son père,
Ne fut dressée à coup de fouet,
Avec la cravache de cuir
N’a crié sous le bois des verges,
Gémi dans le coin du hangar…
[mais quand même, si elle tarde à comprendre ses devoirs, après trois ans de sollicitude de plus en plus ferme (vers 219 sqq) :]
« Lorsqu’elle se montre indocile,
Qu’elle refuse d’obéir,
Prends un jonc au bord du marais,
Une prêle dans la prairie,
Pour instruire ta jeune femme,
Pendant la quatrième année… »
[D’abord menace, et puis fais mine de châtier, et si elle ne comprend toujours pas, elle doit bien comprendre que ce qui s’ensuivra sera de sa faute…]

Comme on voit, dans les hangars du nord, la tendresse de l’époux pouvait rapidement tourner au dressage. Comme on voit surtout, car c’est là mon réel propos, la répétition de chaque bribe de message s’accompagne d’un décalage subtil de sens entre la première et la deuxième expression, ce qui tend à la fois à renforcer l’image et à la nimber d’un flou lumineux, car « l’indécis au précis se joint », comme dit l’Art poétique verlainien ; cela a un effet hypnotique : lisez ces vers à haute voix à votre conjoint, et vous vous en rendrez compte facilement.

Une utilisation systématique du reflet aurait-elle aussi cet effet hypnotique ? Jugez-en :
« Petite fleur, je pars au loin…
– Fraise des bois, tu disparais, [Reflet]
– Nœud de tapis, je me retire,
– Beau velours, tu vas t’en aller [Reflet]
– Loin de cet illustre logis,
– Loin de cette superbe ferme [Reflet]
– Pour gagner une autre maison,
– Dans une famille étrangère ; [Reflet]
– Tout est bien différent ailleurs,
– Tout est autre chez l’étranger, [Reflet]
– Il faut marcher avec prudence,
– Agir avec réflexion [Reflet]
– Je ne pourrai comme autrefois
Chanter à travers les vallons…
– Fredonner le long des sentiers [Reflet]

« Quand je quitterai cette ferme,
J’emporte avec moi mes trésors,
– Tu laisses des choses ici [Reflet]
– J’oublie les chants au bout du banc,
– Les gais refrains sur la fenêtre [Reflet]
– Les espiègleries au balai,
– La turbulence au bord des draps [Reflet]
– Je les remettrai aux compagnes,
– Aux bras de ta fille d’honneur [Reflet]
– Qui les jettera dans la brousse,
– Les cachera dans la bruyère. [Reflet]»
C’est à tester avec nos clients ! N’oubliez pas le non-verbal, en suivant la mode des bardes finlandais, qui déclamaient « assis face à face sur un banc ; en se tenant les mains, ils se balançaient lentement d’avant en arrière ».
Je propose qu’après un peu d’entraînement nous fassions ensemble une étude randomisée contrôlée sur le niveau d’élaboration atteint avec cette méthode exigeante d’application de l’écoute active, comparée à un EM plus classique. (Si vous trouvez que c’est trop facile, n’hésitez pas à hausser un peu la difficulté en vous obligeant à faire des reflets en octosyllabes.)

Philippe Michaud, Noël 2013

NB :
1. Les propos du Kalevala n’engagent que son auteur, le commentateur que je suis tient à signaler qu’il ne reprend à son compte aucun des conseils des bardes finnois en faveur d’une saine relation conjugale.
2. Si vous avez un bébé à calmer, essayez le Kalevala avant de passer au Théralène®

[NDLR : Les autres précurseurs de l’EM dénichés par Philippe Michaud se trouvent par ici]