Augustin vu par Botticelli à Ognissanti vers 1480

Philippe Michaud nous propose régulièrement des extraits issus de la littérature classique qui illustrent (avant l’heure) l’approche motivationnelle.

« (…) Si je me suis tiré les cheveux, si j’ai frappé mon front, si j’ai embrassé mes genoux avec mes mains, je l’ai fait parce que je le voulais, et je pouvais aussi le vouloir et ne le pas faire, si les parties de mon corps capables de ce mouvement n’eussent pas été en état de m’obéir. J’ai donc fait plusieurs actions où le vouloir et le pouvoir n’étaient pas une même chose. Et cependant, je ne faisais pas alors ce que je désirais avec une passion sans comparaison plus grande que toutes ces actions, et ce que j’aurais pu faire aussitôt que je l’aurais voulu, parce qu’il était impossible que le voulant je ne le voulusse pas. De sorte que la volonté et la puissance n’étaient en cela qu’une même chose : et vouloir faire ce que j’avais dans l’esprit était le faire. Il ne se faisait pas toutefois ; et mon corps obéissait plus facilement à la plus faible volonté de mon âme, lorsqu’elle lui commandait de se mouvoir, que mon âme n’obéissait à elle-même en la chose du monde qu’elle voulait avec le plus d’ardeur, et qui se devait accomplir dans la seule volonté.

Quelle est la cause d’un effet si prodigieux, et comment une chose si étrange peut-elle arriver ? (…) Quelle est donc la cause de cet effet si prodigieux et si étrange ? Mon esprit commande à mon corps, et il trouve dans le corps une prompte obéissance. Mon esprit commande à soi-même, et il trouve en soi-même une forte résistance. Mon esprit commande à ma main de se mouvoir, et elle obéit avec tant de facilité et de promptitude, qu’à peine peut-on distinguer le commandement d’avec l’exécution. L’esprit est pourtant un esprit, et la main un corps. L’esprit commande à l’esprit de vouloir une chose. Celui qui commande n’est point différent de celui qui obéit, et néanmoins il ne lui obéit pas. D’où vient ce prodige si étrange ? Il commande, dis-je, de vouloir une chose ; il le commande à lui-même ; et il ne le commande pas s’il ne le voulait pas ; et cependant ce qu’il commande ne se fait pas.

Mais c’est qu’il ne le veut qu’à demi : et qu’ainsi, il ne le commande qu’à demi. Car son commandement n’a de force qu’autant que sa volonté a de plénitude ; et autant que la volonté est imparfaite, autant l’exécution de son commandement est défectueuse. Et certes, puisque ce n’est pas une volonté étrangère, mais elle-même qui commande à elle-même de vouloir, il s’ensuit qu’elle ne commande pas pleinement, lorsque ce qu’elle commande ne s’accomplit pas. Car si elle était pleine et entière, elle ne se commanderait pas de vouloir, puisqu’elle voudrait déjà. Ce n’est donc pas un prodige qu’elle veuille en partie, et qu’en partie elle ne veuille pas ; mais c’est que l’âme est malade ; et qu’encore qu’elle soit soulevée par la vérité, elle ne peut se relever entièrement à cause des mauvaises habitudes qui l’accablent. Ainsi il y a deux volontés en cette âme, parce qu’aucune des deux n’est pleine et entière, et que ce qui manque à l’une est ce qui fait l’autre. »

Saint Augustin, évêque d’Hippone (aujourd’hui Annaba, Algérie), 354-430. Traduction d’Arnaud d’Andilly (1649).

Saint Augustin et sa mère sainte Monique (1846), par Ary Scheffer.

Le brave Augustin, après une jeunesse turbulente et un passage par le manichéisme, se sent appelé à embrasser la foi catholique, alors qu’arrivé à 32 ans il vit à Milan dans l’entourage d’Ambroise, évêque de cette métropole. Il admire la vie droite et la foi pure des Catholiques, mais il a du mal à renoncer à ses liaisons féminines. Il s’est forcé à répudier une concubine à laquelle il était très attaché et l’a renvoyée en Afrique (il est lui-même de là-bas, né d’une famille berbère latinisée, et sa mère Monique cherche depuis longtemps à le mettre dans le chemin de la vraie foi), mais il en reprend une autre sitôt la précédente partie – les mauvaises habitudes, dit-il par euphémisme. Il ne supporte plus cette ambivalence, qu’il décrit si précisément, et cette impuissance à la surmonter. Et comme il a répudié le manichéisme, il ne veut pas croire que deux forces extérieures à lui se disputent son âme, mais que c’est bien son âme qui est partagée (« Ce n’est qu’une même âme qui est agitée par des volontés différentes », écrit-il plus loin). Et comme il est un intellectuel féru de rhétorique et de philosophie, il analyse avec précision l’ambivalence dans laquelle il est englué… (Du moins il le sera jusqu’à la résolution qui le saisit dans un jardin de Milan*, et qui fera de lui ce saint considéré comme un des pères de la théologie catholique, dans laquelle il a intégré une grande part de l’héritage des philosophes grecs, Aristote et surtout néoplatoniciens. Les Confessions sont 400 pages d’actions de grâce envers Dieu pour ce dénouement.)

William Miller dit que la préhistoire de la psychologie est à rechercher dans la théologie.
Ce passage des Confessions d’Augustin montre bien que la notion d’ambivalence ne vient pas des Etats-Unis du XXe siècle, mais qu’elle était déjà reconnue au IVe siècle sur le vieux continent, avant l’arrivée des Lombards en Lombardie et des Vandales en Afrique du Nord… Il a écrit aussi un livre entier sur les changements « instantanés », ce qu’il appelle des épiphanies (des révélations) et c’est à l’évidence ce qui est arrivé à Saint Augustin dans son jardin milanais. Ne devrions-nous pas nous intéresser – de façon laïque – à ces changements, ces conversions, ces déterminations rapides ? Elles surviennent me semblent-il bien des fois selon la théorie des catastrophes, qu’illustrent les tremblements de terre : il faut une accumulation insensible de forces, de tension, qui provoquent dans un milieu fort résistant des glissements eux aussi insensibles (ou plus exactement presque insensibles, il faut des instruments très performants pour les mesurer), et les microruptures que ces déplacements provoquent affaiblissent la résistance jusqu’à un point d’inflexion de la courbe du déplacement, moment où l’on passe en quelque secondes à l’état nouveau, éloigné du premier, avec une décharge brutale d’énergie puisque succède à un état à haut potentiel un état stable. Cette approche métaphorique de la « tectonique des plaques » psychologiques permet d’intégrer les approches psychodynamiques dans la théorisation de l’entretien motivationnel : car si le tremblement de terre est l’issue de la tectonique des plaques qui ont la rigidité de la roche (« épiphanies » millériennes, conversion augustinienne), le glissement de terrain ou l’érosion sont plutôt les modes d’évolution des milieux meubles comme la terre ou le sable ; et, pour pousser à son terme la métaphore, il n’est pas besoin d’attendre une catastrophe pour que le changement apparaisse dans un paysage psychologique : quelques coups de pelles pour canaliser un ruisseau et diriger l’érosion, n’est-ce pas ce que nous faisons en entretien motivationnel ? En tout cas nous ne créons ni le vent ni les forces souterraines, et la modestie est de mise !

Philippe Michaud
PS : * Voici comme s’achève la crise : Un enfant vient dans le jardin où Augustin s’est isolé et se tient gémissant sur son incapacité de renoncer aux voluptés terrestres, et cet enfant chante PRENEZ ET LISEZ, PRENEZ ET LISEZ ; il se dit « étrange chanson ». Il a laissé un livre, les épîtres de Paul, à l’ami qui l’accompagnait dans ce jardin et, se souvenant de Saint Antoine qui, frappé par une parole entendue par hasard dans une église, l’interprète comme un message perso de Dieu, il va retrouver livre et ami, ouvre le livre au hasard, lit « Renoncez aux voluptés terrestres », et il est submergé de joie en trouvant un allié de poids dans sa balance décisionnelle. Voilà, c’est fait, se dit-il, et le dit aussi à son ami, lequel fait le même test et tombe sur les mots « Assistez celui qui est faible dans la foi ». Voici la vocation d’Alippe (c’est son nom) fixée, et il accompagnera Augustin dans sa conversion (il finira évêque). La première démarche des deux amis, après cette résolution… sera d’aller en parler à Sainte Monique, qui ne manquera pas de se réjouir !
(Les Confessions de Saint Augustin traduites par Renaud d’Andilly sont en Folio classique.)